72.
Néfer était abasourdi.
— Tu te trompes, Sobek... Le chef de l’équipe de gauche ne peut pas avoir trahi.
— Je n’accuse pas à la légère.
— De quelles preuves disposes-tu ?
— Pendant les deux derniers mois, Hay s’est rendu à cinq reprises sur la rive est. Il a pris de nombreuses précautions pour repérer d’éventuels suiveurs et il a réussi à semer mes hommes. Aujourd’hui, il a même abandonné son poste, probablement parce que les renseignements qu’il devait transmettre avaient un caractère d’urgence.
Le maître d’œuvre était troublé.
En sa qualité de chef d’équipe, Hay connaissait l’emplacement secret de la pierre de lumière. N’avait-il pas couru avertir ses complices pour tenter un coup de force contre la Place de Vérité ?
— J’ai pris le maximum de mesures de sécurité, assura Sobek comme s’il lisait dans la pensée de Néfer. Si Hay ne revient pas au village, il n’y aura plus aucun doute sur sa culpabilité.
— Malgré toute la sympathie que vous m’inspirez, mon cher Kenhir, vous m’en demandez beaucoup.
Le général Méhy faisait les cent pas dans son bureau, mains croisées derrière le dos.
— La confrérie ne doit-elle pas être informée de ce qui se passe dans la capitale ? insista le scribe de la Tombe.
— Pourquoi cette requête pressante ?
— Parce que la demeure d’éternité et le temple des millions d’années du pharaon Mérenptah sont achevés. Nous attendons l’inauguration du temple et l’ordre de descendre les sarcophages dans la tombe.
— Je comprends, je comprends...
— Le roi pilote-t-il encore le navire de l’État ?
— D’après mes dernières informations, oui ; mais je ne connais pas les dédales de la cour de Pi-Ramsès ! Le vizir séjourne là-bas, et il nous éclairera dès son retour à Thèbes où réside à présent le prince Amenmès, l’un des candidats sérieux à la succession de Mérenptah.
— Cette dernière serait-elle ouverte ?
— Je l’ignore, Kenhir. En ce qui me concerne, je n’exécuterai des ordres que s’ils proviennent du palais et s’ils sont dûment authentifiés. De plus, j’ai le devoir de protéger la Place de Vérité et je ne faillirai pas à cette tâche. Qui agresserait la région thébaine se heurterait à mes troupes.
Rassuré, Kenhir reprit le chemin du village.
Le chef Sobek et le maître d’œuvre l’attendaient au premier fortin, et leurs visages n’annonçaient rien de réjouissant.
— Nos soupçons se portent sur le chef de l’équipe de gauche, révéla le policier qui réitéra ses accusations.
— Hay... C’est impossible ! L’as-tu interrogé ?
— Il n’est pas encore rentré. À mon avis, il n’osera plus revenir ici.
— Le soleil ne se couchera pas avant deux bonnes heures... Les trois hommes s’assirent sur des tabourets d’artisan et ils fixèrent le chemin qui demeurait cruellement vide. Chacun songeait au caractère du chef de l’équipe de gauche, à son comportement, aux attitudes qui laisseraient à penser qu’il avait pu trahir la confrérie.
C’est alors que Hay apparut.
Il marchait d’un bon pas, mais, quand il aperçut les trois hommes, il se figea.
— S’il tente de s’enfuir, annonça Sobek, je le ceinture.
Hay sembla hésiter, puis il avança de nouveau.
— Que signifie cette assemblée ?
— D’où viens-tu ? interrogea Kenhir.
— C’est sans importance.
— Tu as quitté le chantier du temple sans explications, et c’est une faute professionnelle grave.
— J’ai donné des consignes ce matin, et le chantier n’a pas dû souffrir de mon absence momentanée.
— Ce n’est pas la procédure normale, jugea Kenhir. Tu avais l’obligation de m’avertir pour que j’enregistre le motif de ton absence sur le Journal de la Tombe.
— C’est vrai... Prenez donc les mesures disciplinaires qui s’imposent.
— Chez qui es-tu allé ? demanda Sobek.
— Je le répète : c’est sans importance.
— En ce cas, pourquoi avoir semé mes policiers ?
Aucune émotion ne s’inscrivait sur le visage sévère du chef de l’équipe de gauche dont le front était creusé de rides profondes. L’homme semblait avoir brusquement vieilli sous l’effet d’une pénible épreuve.
— Je n’aime pas être suivi.
— Explication insuffisante, Hay. Qu’as-tu à cacher ?
— La Place de Vérité n’est pas concernée.
— Si tu refuses de parler, je t’arrête.
— Tu n’en as pas le droit sans l’autorisation du scribe de la Tombe et du maître d’œuvre.
— Cette autorisation, je l’ai.
Hay consulta du regard Néfer et Kenhir.
— Alors, vous êtes tous contre moi...
— Je suis persuadé que tu n’as rien à te reprocher, affirma Néfer, et tu as toute ma confiance. Mais comment t’aider, si tu continues à te taire ?
— Es-tu sincère ?
— Sur la vie de Pharaon, je le jure.
— J’accepte de parler, mais à toi seul.
Sobek s’apprêtait à protester, mais Kenhir, d’un battement de paupières, lui signifia de ne pas intervenir.
Les deux artisans s’éloignèrent et se dirigèrent à pas lents vers le village.
— Tu auras du mal à me croire, Néfer, mais j’ai eu une adolescence plutôt agitée, avant de devenir un artisan de la Place de Vérité. Parmi les filles que j’ai connues avant de me marier au village, il y en a une que je n’ai jamais oubliée. Quand elle m’a écrit qu’une grave maladie la frappait, j’ai décidé d’aller la voir, dans le plus grand secret. Aujourd’hui, j’ai assisté à ses derniers moments.
La voix du chef de l’équipe de gauche avait légèrement tremblé.
— Je comprends que tu sois sceptique, Néfer, car une telle péripétie ne correspond guère à ce que tu connais de moi ; pourtant, c’est la stricte vérité. Comme aucune ombre ne doit subsister entre nous, j’insiste pour que tu vérifies mes dires.
— Hay est innocent, dit Néfer au scribe de la Tombe et au chef Sobek.
— Comment pouvons-nous en être sûrs ? s’insurgea le policier.
— En allant sur la rive est.
— Je t’accompagne, décida Sobek.
— J’ai promis à mon collègue de me rendre seul à l’endroit qu’il m’a indiqué et parce qu’il l’exige. Ses déclarations me suffisaient amplement pour le disculper.
— Ce pourrait être un piège !
— Hay n’a pas menti, je n’ai rien à craindre.
— En tant que maître d’œuvre, tu n’as pas le droit de courir de pareils risques, estima Kenhir.
— Si je renonce, d’insupportables soupçons continueront à peser sur Hay, et nous ne pourrons plus travailler avec lui en pleine confiance.
— Tu oublies un détail important, rappela Sobek ; qui a exigé que je ne révèle à personne la présence d’un traître dans la confrérie ? Hay, toujours lui !
— Consultons la femme sage, proposa Kenhir.
Le chef de l’équipe de gauche avait été assigné à résidence dans sa propre demeure, sans qu’aucun artisan n’eût été prévenu. Officiellement, Hay était souffrant, et ce fut Néfer le Silencieux qui dirigea les ultimes travaux en cours sur le site du temple des millions d’années de Mérenptah.
Dès le premier jour de repos des équipes, le maître d’œuvre sortit du village après les rites de l’aube, suivi à bonne distance par Paneb auquel la femme sage avait demandé de protéger son mari.
Si Hay avait menti, Néfer tomberait dans un traquenard prévu de longue date. Ainsi le traître, même démasqué, exercerait-il sa vengeance.
Pour rester fidèle à la parole donnée, Néfer avait refusé de révéler sa destination ; en dépit des accusations réitérées de Sobek, il demeurait persuadé de la sincérité de son collègue. Depuis qu’ils se connaissaient, jamais ils ne s’étaient querellés ; Hay ne s’était pas montré jaloux de l’ascension de Néfer, et il avait exécuté les plans du maître d’œuvre dont il partageait les vues. Hay était austère et autoritaire, certes, mais nul artisan de l’équipe de gauche n’avait eu à se plaindre de lui car il suivait le chemin de la rectitude.
Sur le bac, Néfer se retrouva au milieu d’un troupeau de chèvres qu’un éleveur comptait vendre un bon prix au chef des troupeaux de Karnak, en lui expliquant que des bêtes de cette qualité-là ne pouvaient servir que le dieu Amon.
Paneb jugea cette compagnie préférable à celle d’une foule où aurait pu se noyer le maître d’œuvre. Animée par une querelle entre deux maîtresses de maison à propos d’un héritage, la traversée se déroula sans encombre, et Néfer débarqua avec les chèvres.
Le suivre ne fut pas aisé, car il y avait un attroupement sur la berge en raison d’un arrivage de fruits frais dont les citadins discutaient âprement les prix. Néfer se fraya un passage avec difficulté, et le jeune colosse dut jouer des coudes pour ne pas le perdre de vue.
— Dis donc, tu pourrais t’excuser ! protesta un porteur d’eau. Tu as failli me renverser !
— C’est vrai ça, j’ai tout vu ! renchérit un marchand d’oignons, aussitôt approuvé par plusieurs badauds qui n’avaient pas assisté à l’incident.
Paneb aurait pu les assommer, au risque de déclencher une bagarre générale et de provoquer l’intervention de la police. Les poings serrés, il s’excusa, et la tension retomba.
Mais Néfer avait disparu.